La première révolution industrielle

Les transformations du monde artisanal et rural

Misère de l'artisan

La paupérisation à court terme des ouvriers de l'industrie ne doit pas faire oublier le sort encore plus malheureux des artisans et, dans une certaine mesure, des paysans. La concurrence victorieuse des produits industriels à des prix inférieurs fit perdre à ces artisans de nombreux débouchés. Mais cette évolution les affecta d'autant plus qu'ils se trouvaient plus exposés : les tisserands en furent les premières victimes, tandis que les charrons, forgerons, cordonniers... résistèrent plus longtemps. D'autre part, la révolution industrielle engendra, à certains moments et pendant un temps limité, d'autres formes d'artisanat. A, ses débuts, la rapide mécanisation de la filature eut pour effet d'accroître la demande en tisserands, jusqu'au moment où le tissage mécanique finit par l'emporter. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la généralisation de la machine à coudre multiplia le travail à domicile, sous sa forme la plus inhumaine, le sweating-system. Le texte qui suit analyse les méfaits de l'industrialisation sur la condition des artisans en Allemagne dans les années 1860.

On ne lui fait plus de crédit; le moindre arrêt de travail, les ébranlements politiques le tiennent à leur merci. Naguère, l'artisan pouvait tenir quelque temps; il avait dans son étable, une vache, un ou deux cochons, quelques boisseaux de pommes de terre dans son champ. Aujourd'hui, plus d'avance, plus d'économies, car, s'il en a, elles sont investies à nouveau dans le métier, en vue de développer l'affaire. Un chômage de quelques semaines peut être la ruine pour toute la vie. L'exemple le plus effrayant en est fourni par les filateurs et tisserands à main qui ne sont pas devenus ouvriers de fabrique. Au siècle passé ils possédaient encore quelques biens; aujourd'hui, en Westphalie, ils sont entassés jusqu'à douze familles dans une ferme, sans posséder de terre, sans pouvoir entretenir une tête de bétail. La concurrence de la grande entreprise à la machine les a forcés peu à peu à aliéner tous leurs biens, et, dans les périodes de crise, ils ont mangé toute l'avance qu'ils possédaient. Même situation en Silésie; partout, dans toutes les branches artisanales, mêmes souffrances dues à la disparition totale de toute propriété, à l'abaissement des salaires pour pouvoir lutter; la grande entreprise peut arrêter le travail momentanément, en attendant la demande et la hausse des prix; le petit artisan est forcé, dans la terreur du chômage, de baisser continuellement ses conditions devant le consommateur.
Texte cité par P. BENAERTS : « Les Origines de la grande industrie allemande », Paris, Tarot, 1936, pages 398-399.

Exode rural

On saisit dans ce texte de 1833 le processus qui conduit au dépeuplement des campagnes anglaises dans la première moitié du XIXe siècle. Les petits propriétaires, les yeomen, sont alors en pleine décadence, devant les appétits et les possibilités de la gentry et des citadins enrichis dans le commerce et désireux de transformer leur argent en biens fonciers. C'est ainsi que s'explique le mouvement des enclosures, bien que le mot ne soit pas prononcé dans ce texte. Il indique cependant que le mouvement s'est considérablement accéléré depuis la « guerre », entendez par là les guerres révolutionnaires et impériales qui ont opposé l'Angleterre à la France de 1792 à 1815. Le processus décrit ici est spécifiquement anglais, et en Europe continentale la concentration de la propriété foncière est loin d'atteindre les mêmes proportions : en France, en particulier, on assiste à une consolidation de la petite propriété rurale, renforcée par la vente des biens nationaux et les stipulations du Code Civil.

- Dans les comtés de Cumberland et Westmorland, n'y a-t-il pas bon nombre de petits propriétaires qui ont hérité de petits biens transmis de père en fils pendant des générations ?
- Si, il y en a même une quantité considérable. La propriété est plus morcelée dans cette région qu'elle ne doit l'être dans n'importe quelle partie du royaume...
- Quelle est la condition actuelle de ces gens-là, par rapport à ce qu'elle était à la fin de la guerre ?
- D'une part il y en a nettement moins, et la situation de ceux qui restent a nettement empiré; il y en a très peu dont les biens ne soient pas hypothéqués.
- Leur nombre a-t-il beaucoup diminué ces derniers temps ?
- Il baisse constamment; de petits domaines sont constamment jetés sur le marché et, souvent, ce sont des riches qui les achètent.
- Quand on vend ainsi de petits biens, sont-ce de petits propriétaires qui les achètent, ou sont-ils englobés dans de vastes propriétés ?
- Ils sont souvent englobés dans de grands domaines, mais il arrive qu'ils soient acquis par des gens qui ont gagné de l'argent dans le négoce, ou dans de grosses fermes, et qui l'investissent dans la terre.
- Le petit propriétaire n'est-il pas écoeuré d'avoir à céder son petit bien de famille ?
- Tellement qu'il a souvent tendance à s'y accrocher plus longtemps qu'il n'est prudent de le faire; il verse des intérêts pour de l'argent emprunté dessus, ce qui l'accule bien davantage qu'aucun loyer ne pourrait le faire.
- Avez-vous des raisons de croire que depuis 1815 il y a eu plus de changements, chez les propriétaires de petites fermes, que dans n'importe quelle période beaucoup plus longue auparavant ?
- D'après ce que j'ai entendu et vu, je crois bien que c'est le cas.
Texte extrait de D.C. DOUGLAS : « English historical documents», Londres, Eyre and Spottiswoode, 1957, tome XI, pages 492-49

Naissance de l'agriculture moderne

Cependant, la mécanisation, ainsi qu'un mode nouveau d'organisation du travail, donnèrent une impulsion positive à l'agriculture (voir pour l'Angleterre, planche 22).
Economiste et agronome, E. LECOUTEUX, répandit dans des publications comme « le blé » 1883, dont ce texte est extrait, et par ses cours à l'Institut National Agronomique, ses idées sur les rendements des différents systèmes de culture, Ici gestion rationnelle des exploitations et la relation entre l'exploitation agricole et l'économie mondiale, en des termes qui sont encore tout à fait d'actualité.

La culture extensive peut se perfectionner par de meilleures machines, de meilleurs labours de meilleurs bestiaux, de meilleurs engrais. L'adoption des machines à battre et à moissonner lui donne aujourd'hui une facilité, une rapidité, une économie d'allures qu'elle n'avait pas naguère. Les chemins de fer et la marine marchande viennent solliciter ses produits. Elle se transformera sans cependant perdre tout à coup son principal et ancien caractère d'agriculture ne visant pas les grosses récoltes par les grosses fumures. Elle a des terres à bon marché, elle a plus d'intérêt à demander à deux hectares ce que la culture intensive est forcée de demander à un seul hectare qui coûte trop cher pour ne pas être exploité par les gros capitaux...
C'est un grand niveleur que le rail, et nous ne sommes qu'au début d'une ère où, soit par l'accroissement de la consommation et du prix des denrées animales, soit par l'exploitatation de plus en plus active des engrais minéraux, l'agriculture aura de moins en moins besoin du régime des jachères pour entretenir et accroître la fertilité du sol, et pour obtenir ainsi de plus abondantes récoltes. Bref, il y a de nouvelles harmonies économiques qui doivent caractériser un nouveau monde économique.
Texte cité par M. CEPEDE et B. VALLUIS : « La pensée agronomique en France (1510-1930) », Paris,,P,U.F., 1969, p. 129

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